Sarah Kiani
Le personnel est politique. Avant-garde féministe et mouvement des femmes des années 1970
in: Traverse. Revue d'Histoire, 2/2016

Le mouvement des femmes des années 1970 est un mouvement social transnational qui renouvelle profondément la pensée féministe ainsi que les discours sur les rapports entre les sexes, le statut épistémologique et les représentations du féminin. Ses pratiques militantes se distinguent de celles du feminisme suffragiste et associatif, dit <<de première vague>>, et démontrent clairement sa
filiation cognitive avec les mouvements protestataires et libertaires de la fin des années 1960. (1) Si le nouveau mouvement des femmes des années 1970 a représenté un objet d'étude historique - et continue de l'être - dans plusieurs pays d'Europe de l'ouest et d'Amérique du Nord, en particulier depuis les années 1980 et 1990, les effets produits par le mouvement lui-même, notamment dans le domaine culturel au sens large, restent peu abordés, comme l'est de manière générale la question des effets des mouvements sociaux.(2) Concernant l'art féministe, qui nous intéresse ici, il faut interroger, d'un point de vue idéologique notamment, la circulation des influences, non seulement entre les artistes, les espaces géographiques et les espaces de pensées, mais aussi entre le militantisme féministe hors du champ de l'art ainsi qu'à l'intérieur de celui-ci. Il s'agit alors de
poser la question de la portée heuristique de penser l'art féministe comme <<conséquence>> du féminisme des années 1970. Les auteures qui ont travaillé sur l'art féministe de cette période le présente - souvent implicitement - comme un sous-champ autonome. De plus, ses ramifications avec le mouvement des femmes sont généralement pensées en termes de trajectoires militantes.(3) L'art féministe des années 1970 n'a fait l'objet que d'un nombre restreint de recherches, pour la plupart en histoire de l'art, et n'est généralement compris que comme une <<mise en pratique>> de la pensée féministe et non comme un créateur de celle-ci. (4) En témoignent notamment les expressions allemande de Künstlerische Frauenbewegung et anglophone de Feminist Art Movement, qui postulent l'existence d'un mouvement autonome. Nous posons au contraire ici l'hypothèse que l'art féministe, <<avant-gardiste>>, participe de la genèse de cette pensée féministe et s'intègre pleinement dans le mouvement des femmes des années 1970, plutôt que d'être une conséquence de celui-ci.
Pouvant être considéré comme le détonateur du renouveau de l'art féministe, le mouvement du sud californien transforme la pratique de la performance en plaçant le corps féminin au coeur d'une esthétique contestataire du statut qui lui est habituellement dévolu. Comme l'affirme Amelie Jones: <<Les artistes féministes actives au sud de la Californie dans les années 1970 tendaient à être profondément motivées par le désir de rendre actif le corps féminin soit sous forme d'articulations positives de la créativité féminine, soit contre les conceptions traditionnelles de la féminité américaine représentée comme domestique, restreinte, introvertie, subordonnée aux autres, et ainsi, déconnectée d'une potentielle autonomie publique, politique ou artistique>. (5) Cette dimension
performative s'inscrit dans une tradition artistique sud-californienne plus large des années 1960 et 1970 - qui voient émerger la performance comme pratique artistique - et contribue à la renouveler.
Le mouvement s'exporte rapidement et prend une dimension transnationale qui invite à déplacer le regard de l'Amérique du Nord seule. Les controverses sont nombreuses au sein même de l'espace occidental. Notamment, la critique du postulat d'homogénéité des expériences féminines implicite au féminisme blanc
a un impact durable sur les conditions de productions artistiques. Cette remise
en cause de l'expérience féminine blanche comme universelle et représentative de celle des femmes dans leur ensemble engendre des travaux novateurs et réflexifs dans le champ de l'art féministe, notamment par le mouvement des artistes femmes noires. Dès la fin des années 1960 et le début des années 1970, des femmes formées dans diverses écoles de beaux-afts réalisent des travaux aux contenus féministes et impulsent la création de nouvelles formes artistiques qui ont une influence durable dans le monde de l'art, mais dont l'impact est souvent sous-évalué. En 1916 déjà, Lawrence Alloway affirme que l'art féministe des années 1970 possède toutes les caractéristiques intellectuelles et esthétiques d'une <avant-garde>, sans pourtant être qualifié comme telle par les théoriciennes et les théoriciens de l'art. L'art féministe de ces années n'est pas limité à la production de travaux exposés dans des galeries et des musées. Il est constitué également d'écrits critiques, de pamphlets et d'associations souvent informelles d'artistes: il porre un regard neuf sur les institutions qui diffusent, financent, voire produisent l'art. Les artistes se questionnent sur la place occupée par les femmes dans la société et dans le milieu artistique et se positionnent contre l'androcentrisme constitutif de la figure mythifiée de l'artiste. Elles déconstruisent notamment l'idée du <génie>, dont les caractéristiques sont pensées comme masculines. Les premières expositions qui mettent le travail de femmes artistes à l'honneur - qu'elles se définissent ou non comme féministes - sont mises sur pied dès le début des années 1970. Investissant l'espace public en 1969 déjà, avec la création du groupe Women Artists in Revolution (WAR), puis en 1971 , du Ad Hoc Women Artist's Committee, tous deux issus du groupe mixte Art Worker's Coalition, des femmes artistes organisent des protestations ainsi que des discussions et des actions légales. Judy Chicago et Miriam Schapiro fondent en 1971 la première exposition d'art féministe, le Womanhouse, résultat du premìer programme d'art contemporain féministe de l'Institut d'art de Californie. Malgré le fait indéniable que ces artistes proposent des travaux novateurs, non seulement d'un point de vue intellectuel mais également formel, ce n'est qu'avec la rétrospective WACK! Art and the Feminist Revolution!, qui se concentre sur l'art féministe des années 1965-1980, que des critiques d'art reconnaissent l'importance de la contribution féministe à l'art. Elle s'est tenue entre 2007 et 2009 et fut diffusée dans différents musées d'art contemporaìn d'envergure aux Etats-Unis. (6) En effet, comme le signale Jeremy Strick, directeur de l'exposition, <<les termes mêmes de la pratique artistique contemporaine sont, de plusieurs points de vue, rendus possibles par les travaux fondateurs d'artistes féministes durant les années 1960 et lgl.}.>>(7) L'exposition présente des oeuvres d'artistes nord-américaines, européennes, australiennes , mais aussi asiatiques et latino-américaines. Plus récemment, Gabriele Schor monte l'exposition Feministische Avantgarde. Kunst der 1970er-Jahre aus der Sammlung Verbund, Wien, avec la volonté de réaffirmer le caractère avant-gardiste de l'art féministe de ces années. (8)
Cet article se propose d'analyser une sélection de ces travaux artistiques féministes. Ils permettent de proposer une grille de lecture des continuités et des ruptures entre les espaces cognitifs et militants féministes. Le champ artistique est un lieu de perméabilité, mais il possède aussi ses logiques et ses débats propres. Dans un premier temps, nous nous attacherons à présenter les continuités entre les espaces de pratiques militantes et artistiques féministes, notamment concernant les questions du corps et de la sexualité. Dans un second temps, nous démontrerons brièvement, en présentant quelques controverses du champ artistique, que des enjeux et des débats propres à l'art et à la nature des médiums utilisés touchent des questions féministes spécifiques. Les artistes développent une critique qui concerne les conditions de production et de représentation des femmes dans le milieu artistique. L'existence de débats caractéristiques et de positions contradictoires entre les artistes est à rattacher à l'ensemble de l'histoire des féminismes qui ont toujours fonctionné et continuent de fonctionner selon des écoles de pensées et sont traversés par diverses lectures qui se placent parfois en opposition. En ce sens, le champ artistique féministe ne fait pas exception. mehr

Esthétisation de la critique féministe: le personnel est politique

Les groupes de conscience, instruments d'analyse de la condition féminine et outil politique du mouvement des femmes des années 1970, sont décrits de la manière suivante par Françoise Picq: <<Chacune raconte ses expériences, ses problèmes, ses solutions. [...] Le simple fait de parler, d'être écoutée et d'écouter les autres permet de se sentir mieux, disent les participantes. Il se produit là, sans technique particulière, une sorte de psychothérapie féministe de groupe; on apprend à s'accepter, à s'aimer, à se débarrasser des sentiments de culpabilité ou d'impuissance. Les groupes de conscience permettent de sentir à partir de soi ce qu'est l'oppression des femmes; ils développent les liens entre les femmes.>>(9) La pratique du <<parler de soi>>, au-delà de son caractère libérateur, crée des dénominateurs communs entre les femmes, dénominateurs qui transcendent les situations personnelles. Les femmes découvrent qu'une partie importante de leur vécu quotidien, qu'elles considéraient particulier, est en fait partagé par d'autres femmes. Cette découverte produit le <je> comme sujet et instrument politique. L'art féministe des années 1970 procède d'une manière semblable en mettant le <<je>> au centre des réflexions. Cet accent porté sur les autobiographies féminines est transversal aux oeuvres que nous présenterons ici. Les artistes partent
de leur propre vécu de femmes, mettent leur corps en scène pour explorer l'oppression et les injonctions à la beauté et à la jeunesse, mais questionnent aussi la passivité et le masochisme. En cela, leurs travaux dépassent largement une visée uniquement autobiographique qui se suffirait à elle-même, en ayant pour volonté de mettre en lumière une expérience d'oppression spécifique. Si le corps et la mise en scène de soi ne sont pas des pratiques limitées aux artistes féministes durant cette décennie, celles-ci en font un usage extensif et un instrument de lutte direct, qui tend spécifiquement à se centrer sur la sexualité. Dans ce sens, elles sont pionnières de cet usage du <je>: <[...] dans le cas de femmes afistes, à la performance vient s'ajouter une charge sexuelle. Parce que l'artiste femme performative agit toujours sous le poids de son statut historique d'objet d'art,
écrit Kathy Battista au sujet de cet aspect. (10) Les premiers groupes d'artistes pratiquent également le consciousness raising, (11) habituellement rattaché aux groupes de conscience. La centralité de la subjectivité féminine est donc un apport majeur des artistes féministes, notamment en termes de choix formels. Si <<toute représentation est politique>>, comme le souligne Cornelia Butler, (12) l'art est politique par excellence.

<Body politics>
Les travaux des artistes féministes des années 1970 thématisent le corps des femmes comme objet et sujet de désir, mais aussi comme lieu d'oppression en raison de leur assignation aux travaux ménagers et reproductifs. Le corps et la sexualité sont par excellence les thèmes féministes de cette période, investis par
les Mouvements de libéntion des femmes (MLF) / Women's Liberation Movement (WLM) qui se forment au même moment en Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord. En particulier, la seconde vague féministe s'intéresse à l'autodétermination des femmes, à la réappropriation de leur corps, à l'émancipation du pouvoir médical, des normes esthétiques et morales imposées aux femmes, ainsi qu'à leur assignation aux tâches domestiques et reproductives. L'art féministe a de spécifique le fait qu'il ne produit pas uniquement un discours sur le corps, mais avec le corps, comme outil performatif par excellence. Penny Slinger, artiste britannique née en 1941 et diplômée du Chelsea College of Art, réalise une série
de photographies et de collages qui mettent en scène des corps féminins ainsi que les assignations et les limites aux quels ils sont soumis. Dans la série Brides's Cake, réalisée en 1973, l'artiste est le sujet de ses propres photographies. Emprisonnée dans un gâteau de mariage, qui maintient ses cuisses ouvertes et son dos droit, la série présente la mariée comme restreinte dans ses possibilités de mouvements. Sur la première image de la série, l'accès à son corps est empêché par le gâteau encore entier. Puis, sur la seconde, une tranche est coupée, livrant la mariée. Elle est ainsi dépeinte comme possession du mari. Le mariage est alors considéré comme la prise de possession masculine d'un corps de femme. Ce travail participe ainsi largement à la critique du mariage, considéré comme le garant du maintien de la domination patriarcale. L'exploitation du corps des femmes est aussi l'un des sujets phares de l'artiste autrichienne Birgit Jürgenssen, née en 1949 et qui travaille majoritairement dans l'espace viennois. Elle produit dès le début des années 1970 des travaux qui se construisent autour de cette exploitation, en particulier dans l'espace domestique. Le corps est mis en scène à travers des dessins et des photographies où elle joue souvent sur l'image de l'enfermement,
de la restriction, de l'hypersexualisation. Elle participe aux discours et aux théories féministes qui critiquent l'assignation du féminin à la nature et à la maternité, en mettant ces thèmes au centre de son travail. Le corps féminin aliéné, privé de son autonomie, fait partie des meubles, ancré dans l'espace domestique. Il est parfois représenté comme un animal en cage, piégé. Les travaux de Jürgenssen sont une critique de la naturalisation du corps des femmes et des stéréotypes féminins qui en découlent. A travers sa critique de la multiplication de la production industrielle destinée à l'espace domestique, Jürgenssen questionne également le système de production capitaliste. (13) En ce sens, ses travaux rejoignent parfaitement les orientations cognitives du nouveau mouvement des femmes des années l970, en particulier celles des groupes féministes marxistes.

Action politique
Les artistes circulent souvent entre des milieux artistiques et militants, et les frontières sont parfois floues. Les espaces artistiques sont eux-mêmes des lieux
de militance et ouvrent des possibles pour penser la libération des femmes. Etablir une distinction entre l'activisme à proprement parler et le travail créatif des artistes n'est pas nécessairement pertinent, dans la mesure où, même lorsqu'un travail n'est pas défini explicitement comme militant par l'artiste qui l'a créé, il peut produire des effets semblables et se penser selon des critères identiques à ceux
de l'action proprement militante. La pratique de certaines artistes féministes des années 1970 ne se distingue pas de celle du mouvement des femmes: formellement, elle favorise l'action directe, la confrontation. Elle crée la rupture, tout comme <<l'action spectaculaire> pratiquée par les militantes et les militants de la Nouvelle Gauche dans les années 1960. La pratique de la performance est intimement liée à celle de l'action politique. La féminité étant considérée comme
un acte construit et profondément performatif, ce médium est réinvesti dans une optique politique. L'utilisation de la vidéo, technologie nouvelle, a également une place de choix dans ce processus: la vidéo sert à enregistrer, critiquer et diffuser
la performance, comme un objet d'art à part entière. Le corps-outil politique est utilisé pour créer le choc et favoriser la réflexion. L'artiste autrichienne Valie Export, dans une performance de 1968, invite des passants à toucher sa poitrine dans une boîte en carton recouvrant son torse, (14) établissant une comparaison entre l'industrie du divertissement capitaliste et l'éxploitation du corps des femmes. L'artiste japonaise Yoko Ono, en 1965, s'expose immobile au milieu du Carnegie Hall de New York, en invitant l'audience à venir découper ses vêtements. (15) Enfin, l'artiste nord-américaine Mierle Laderman Ukeles, dans sa performance Maintenance Art - Proposal for an Exhibition, se proclame Maintenance Artist et 1969 et nettoie des galeries d'art en guise de performance. Les artistes nord-américaines Leslie Labowitz et Susanne Lacey réalisent la performance In Mourning and In Rage en 1977, action remarquable non seulement en raison de la puissance visuelle et émotionnelle de l'oeuvre, mais aussi de sa préfiguration de l'un des thèmes majeurs de l'activisme féministe de la fin des années 1970: la violence sexiste.
Ce travail dénonce une série de fémicides perpétrés selon un rituel sordide: les jeunes femmes sont étranglées, violées, torturées, puis abandonnées. (16) Les artistes exécutent leur performance le 13 décembre 1971 , à l'annonce de la dixième victime. L'action de Labowitz et Lacey propose une analyse féministe de la violence en révélant son caractère systémique et misogyne, plutôt que, comme le font les médias de l'époque, de présenter les meurtres comme fâcheux mais hasardeux en se concentrant en priorité sur des aspects qui concernent la biographie des meurtriers et des victimes. (17) Un défilé de voitures et de motos de 60 femmes se rend au City Hall de Los Angeles où des représentants des médias les attendent. Dix actrices, dont neuf femmes de grande taille, en vêtements traditionnels de deuil du 19e siècle, s'installent sur les marches. Elles brandissent les mots: <<In memory of our sisters, women fight back.>> Chacune des dix actrices énonce à son tour une forme de violence spécifique à l'encontre des femmes, comme faisant partie d'un <<consentement social>>.(18) La spécificité des violences à l'égard des femmes, sa dimension profondément sexiste et systémique et donc une vision féministe de la violence est ainsi proposée par cette performance. Elle doit être lue en continuité avec l'activisme féministe de la fin des années 1970, qui s'intéresse en particulier à ce problème et le théorise comme conséquence du patriarcat. A la suite de ces mobilisations, de nouvelles structures contre la violence faite aux femmes se mettent en place dans de nombreux pays à la fin de la décennie, et des lieux de protection pour <femmes battues> s'ouvrent, dans lesquelles plusieurs militantes du WLM s'engagent.


Controverses
Nous avons jusqu'ici souligné les continuités entre mouvement des femmes des années 197o et pratique artistique féministe. Cependant, l'art féministe est également traversé de débats qui lui sont propres. L'esthétisation de la pensée féministe regroupe une série de questions spécifiques à l'objectivation du corps des femmes, au voyeurisme et, notamment avec les travaux de Laura Mulvey
sur le cinéma et le <<male gaze>>, (19) une critique psycho-analytique d'un plaisir visuel phallocentrique fondé sur la <castration> des femmes. Le mouvement des artistes féministes noires, dénommé aux Etats-Unis Where We At (WWA), ou encore le premier mouvement d'artistes féministes natives américaines posent comme au sein du reste du mouvement des années 1970, la question de l'homogénéiÍé de l'expérience féminine. L'art féministe noir questionne également la représentation des femmes racialisées dans l'art. Fondé en 1977, Ie WWA se revendique d'une filiation avec le mouvement noir plutôt qu'avec le mouvement féministe. L'artiste Faith Ringgold, membre fondatrice du WWA, cofonde le Women's Students and Artists for Black Art Liberation en 1970. L'une de ses premières actions de visibilisation consiste en une manifestation organisée à la Biennale d'art contemporain de Venise cette même année, exigeant que les artistes représentés à l'événement soient au moins pour moitié des femmes et des noires. Les femmes artistes noires font valoir, tout comme le Black Feminism à la même époque, qu'elles sont victimes d'une double oppression, de genre et de race. Dans le milieu artistique, cette double oppression participe à rendre leur situation sfécifiquement marginalisée. Lors de la création du WWA, les premières actions se concentrent sur les problèmes que rencontrent les artistes noires pour exposer leurs travaux, car <<la plupart des galeristes doutaient de la légitimité de femmes, et de femmes noires, à se revendiquer artistes, et qu'en conséquence les femmes artistes noires étaient exposées à un double défi>.(20)

La question de l'intersectionnalité des rapports de domination est traitée par l'artiste turque Nil Yalter, née en 1938, qui immigre à Paris en 1965. Membre du collectif d'artistes féministes Fighting women dès 1976, Nil Yalter est active dans le mouvement protestataire français des années 1960 et son art est imprégné de son travail politique. Dans sa réalisation vidéo de 1974, La femme sans tête ou la danse du ventre, elle explore les contours des dominations croisées de genre et de race. Une caméra fixe filme son ventre en gros plan, sur lequel elle inscrit des passages du livre de René Lévy, Erotique et civilisation, qui traite entre autres de la négation du plaisir des femmes. La performance est réalisée sur un fond sonore très dense. On distingue une musique orientale traditionnelle et une voix de femme qui récite des passages du texte. Lorsque son ventre est recouvert d'inscriptions, Yalter exécute une danse du ventre. Le geste renverse une tradition anatolienne exhortant les imams à couvrir le ventre des femmes <désobéissantes> de phrases à caractère religieux. Nil Yalter s'inscrit parfaitement dans cette approche intersectionnelle des rapports de domination et dans la continuité du féminisme de seconde vague. Le dévoilement du corps et de la nudité des artistes - même dans un but subversif- est parfois vivement remis en question par des féministes. Hannah Wilke, dont les travaux exposent fréquemment le corps dévêtu correspondant aux critères de beauté imposés aux femmes, est la cible de vives critiques de la part d'une partie du mouvement des femmes, notamment de l'influente critique d'art féministe Lucy R. Lippard, qui commente à son sujet, en 1976: <[...] exposant son corps, elle parodie le rôle qu'elle joue dans la vraie vie... tant celui d'une femme magnifique que celui d'artiste, flirtant tout en étant féministe, elle creuse un abîme subtil entre l'instrumentalisation du corps des femmes par les hommes dans un but de stimulation sexuelle et cette instrumentalisation par les femmes pour dénoncer ce but.>>(21) Wilke produit une série de réponses sous la forme de posters, arguant qu'un féminisme qui impose aux femmes une manière <<correcte> de se comporter peut être aussi problématique que l'objectivation que les féministes essaient de combattre. (22) Elle produit en particulier le poster Marxism and Art . Beware of Fascist Feminism en 1977 , sur lequel elle parodie une couverture de magazine. Wilke, vêtue d'une simple cravate, moque le féminisme <<marxiste>> en lui attribuant le qualificatif de <fasciste>>. Elle adopte une pause masculine symbolisée par sa cravate, pour illustrer ce qu'elle considère comme de l'autoritarisme féministe. Le poster dénonce comme <fasciste>, non seulement une pensée féministe qu'elle voit comme dogmatique, mais également une certaine vision du monde de l'art. (23)

Conclusion
Nous n'avons pu, dans le cadre de cette contribution, couvrir qu'une partie modeste des débats entourant l'art féministe des années 197o, tant ils sont foisonnants et parfois spécifiques à des conditions sociales, politiques et économiques locales. Toutefois, le mouvement artistique féministe de cette
période est bien un mouvement global qui procède de continuités entre des espaces géographiques différents. L'activisme politique des années 1960 particulièrement offre un contexte idéologique qui, malgré des déclinaisons
locales, rassemble activistes féministes hors du champ artistique et en son sein. L'aspect politique et performatif des travaux présentés confirme que le mouvement artistique féministe des années 1970 est à considérer comme partie intégrante du mouvement des femmes plutôt qu'uniquement comme conséquence de celui-ci et qu'il contribue à définir et à élargir les débats qui le structurent. Le corps comme enjeu de réappropriation par excellence, outil politique de première importance, traverse et confond les mondes militants et artistiques. Les expériences politiques des artistes, elles mêmes souvent actives au sein d'un autre groupe féministe, l'utilisation d'outils, tels que le Consciousness Raising, appuient encore cette idée.
La performance est un moyen de parler de l'oppression des femmes qui brouille
les frontières entre action politique directe telles que les actions spectaculaires militantes des années 1960 et 1970 et action artistique.
Des débats sont pourtant propres au champ artistique féministe. Notamment,
la représentation du corps des femmes dans l'art, qui, bien que féministe, ne ferait en définitive rien d'autre que de reproduire des normes décriées, est au centre
de nombreux débats dont nous avons esquissés quelques lignes. Le Cunt Art
ou le groupe Fight Censorship, (24) qui tentent de trouver un langage propre pour parler de l'érotisme, débarrassé des codes d'une société androcentrée mais aussi capitaliste, en représentant des sexes de femmes, mais aussi des corps d'hommes nus, constituent à plus d'un titre d'autres pistes passionnantes à explorer. Enfin,
la situation socioéconomique des femmes artistes, mais également les questions de représentation, en termes non seulement d'espaces d'exposition mais aussi de représentation symbolique, traversent également le champ artistique féministe.
Il s'agit en effet de dépasser une reconnaissance des prétendues spécificités des artistes femmes et de les faire entre¡ dans la catégorie <<référente>> d' artiste.
 

Notes
1 Voir notamment: Kristina Schulz, <<Neue Frauenbewegung in Europa - ein Überblick>, Revue Suisse d'histoire 51 (2007),336-352; Françoise Picq, <Enquête sur le féminisme des <années mouvement>, in Christine Bard (éd.), Les féministes de la deuxième vague, Rennes 2012, 61; Julie de Dardel, Révolution sexuelle et mouvement de libération des femmes à Genève ( 1970-1977), Lausanne 2007.
2 Marco Giugni, <Was It Worth the Effort? The Outcomes and Consequences of Social Movements>, Annual Review of Sociology 24 (1998),311-393
3 Cornelia Butler, notamment, décrit l'art féministe des années 1970 comme I'une des conséquences du mouvement des femmes, dans sa contribution à l'un des ouvrages les plus importants de l'historiographie de I'art féministe: Comelia Butler, <Art and Feminism: An Ideology of Shifting Criteria>, in Cornelia Butler, Lisa GabrielleMark, Wack! Art and the Feminist Revolution, Los Angeles 2009. Lava Cottingham, propose une analyse semblable: "[ ..] the national women's liberation movement that inspired parallel mobilizations in the visual art [...].> Laura Cottingham, <L. A. Women. The Feminist Art Movement in Southern Califomia, 7970-19'79>, in Laura Cottingham, Seeing Through the Seventies. Essays on Feminism and Art, Londres 2013,162.
4 Une partie des travaux sur l'art féministe est prodùite très tôt, dans les années 1970 déjà, notamment par des auteures telles que Linda Nochlin et Lucy R. Lippard. Nous pouvons citer comme travail plus récent: Jayne Wark , Radical Gestures, Feminism and Performance Art in North America, Montreal 2006. Un ouvrage anthologique qui regroupe une majeure partie des textes fondamentaux concemant les années 1970 est: Hilary Robinson , Feminism Art Theory. An Anthology 1968-2014, Chichester 2015.
5 Amelia Jones, <Lost Bodies: Early 1970s Los Angeles Performance Art in Art History>, in Peggy Phelan (éd.), Live Art in L. A. Performance in Southern Californaa, 1970-1983, New York 2012, 139.
6 L'exposition est présentée at Museum of Contemporary Art de Los Angeles en 2007, au National Museum of Women in the Arts, au Contemporary Art Center de Long Island et at Vancouver Art Gallery en 2008.
7 Jeremy Strick, <Director's Foreword>>, in Butler/Mark (voir note 3), 7 (traduction par Sarah Kiani).
8 Gabriele Schor (éd.), Feministische Avantgarde. Kunst der l970er-Jahre aus der Sammlung Verbund Wien, Munich 2015 .
9 FrançoisePicq, Libération des femmes, quarante ans de mouvement, Brest 2011, 158.
10 Kathy Battista, Renegociating the Body. Feminist Art in 1970s London, NewYork 2013, 54 (traduction par Sarah Kiani).
11 Le consciousness raising est un outil de lutte des féministes de la fin des années 1960 aux Etats-Unis qui se popularise dans les cercles féministes nord-américains et ouesteuropéens dans les années 1970. Cette technique utilise la libération totale de la parole afin de <faire émerger la conscience> des participantes et les aspects politiques de leurs expénences <privées>.
12 Butler (voir note 3), 15.
13 Peter Weibel, <Birgit Jürgenssen. Körper-Kunst wider die Semiotik des Kapitals>, in Schor (voir note 8), 313.
1 4 Valie Export , Tapp und Taskino, 1968 .
15 Yoko Ono, Cut Piece, 1965.
16 Cette série de meufres est connue sous le nom du Hillside Strangler. L'enquête démontrera que deux meurtriers sont en cause et non un seul.
17 Voir les informations à ce propos qui se trouvent sur le site intemet de Suzanne Lacey, http://www.suzannelacy.com/in-mourning-and-in -rage-1977 ( 10.11. 2015).
18 Suzanne Lacey décrit cette séquence de la performance de la maniè¡e suivante: "At the front steps of City Hall, the performers each announced a different fom of violence against women, connecting these as part of a fabric of social consent." Lacy (voir note l7)
19 Laura Mulvey, <<Visual Pleasure and Narrative Cinemar, Screen 16 (1975), 6-18.
20 Valerie Smith, <<Abundant Evidence: Black Women Aftists of the 1960s and 70s>, in Butler (voir note 3),403 (traduction par Sarah Kiani).
21 Lucy R. Lippard, <The pains and pleasures of Rebirth: Women,s Body Art>> , From the Center Feminist Essays on Women's Art, New York 1976,126 (traduction par Sarah Kiani).
22 Avis Berman, <<A Decade of Progress, But Could a Female Chardin Make a Living Today>, Art News 79 (1980),'77 .
23 voir Maria Elena Buszek, Pin-up Grrrls. Feminism, sexuality, popular culture, Durham 2006, 292.
24 voir Richard Meyer, <Hard targets: Male Bodies, Feminist Art, and the Force of censorhip in the 1970s>, in Butler (voir note 3), 363-383.

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